Eloge de la paresse affinée (suite)
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par Raoul Vaneigem
Un directeur de banque, m’assure-t-on, s’est trouvé ruiné, abandonné de tous, couvert d’opprobre. Un coin de campagne l’accueille, il y cultive un peu de vigne. Un potager, quelques poules et l’amitié des ses voisins suffisent à ses besoins. Il y fait d’étonnantes découverte : un coucher de soleil, le scintillement de la lumière dans les sous-bois, l’odeur de la sauvagine, le goût du pain qu’il a pétri et cuit, le chant des alites, la conformation troublante de l’orchidée, les rêveries de la terre à l’heure de la rosée ou du serein. Le dégoût d’une existence passée à s’ignorer lui a donné une place dans l’univers. Encore s’agissait-il de savoir l’occuper.
La route n’est pas si facile que l’exclusion d’un monde qui vous exclut de vous-même suffise à s’y retrouver. S’il en était ainsi, il n’est pas un chômeur qui ne devînt poète des temps futurs.
Le chômeur, le plus souvent, ne s’appartient pas, il continue d’appartenir au travail. Ce qui l’a détruit dans l’aliénation de l’usine et du bureau persiste à le ronger au dehors comme la douleur d’un membre fantôme. Pas plus que l’exploiteur, l’exploité n’a guère la chance de se vouer sans réserve aux délices de la paresse.
Il y a de la malice, assurément, à en faire le moins possible pour un patron, à s’arrêter dès qu’il a le dos tourné, à saboter les cadences et les machines, à pratiquer l’art de l’absence justifiée. La paresse ici sauvegarde la santé et prête à la subversion un caractère plaisamment roboratif. Elle rompt l’ennui de la servitude, elle brise le mot d’ordre, elle rend la monnaie de sa pièce à ce temps qui vous ôte huit heures de vie et qu’aucun salaire ne vous laissera récupérer. Elle double avec un sauvage acharnement les minutes volées à l’horloge pointeuse, où le décompte de la journée accroît le profit patronal.
Bien, mais la question reste posée : quel plaisir peut-on prendre sans réserve s’il implique avant tout que soit gâté celui de l’autre ? Tu veux être obéi ? Cela ne sera pas, et j’en avance la preuve vivante en me dérobant à ta puissance, en brisant ce pouvoir qui te semble sinon éternel, du moins acquis pour longtemps.
Noble tâche que la subversion du travail ignoble, sans doute, mais travail ne vous en déplaise ! Vous voilà, comme le maître aux aguets du valet qui le vole, à paresser aux aguets du maître pour le mieux voler. La paresse ne s’entend pas de façon aussi furtive. Il y faut de l’aisance, comme dans l’amour. Qui est sur le « qui vive ? » ne vit point, ou médiocrement.
Quelle rancœur, de surcroît, à ne pas gâcher aussi salement qu’on le souhaiterait l’hédonisme des exploiteurs, si médiocre qu’il fût ! « Pendant que nous trimons, ils s’amplissent la panse », dit la chanson. Mais à l’exemple de ces curés paillards à qui le vieil anticléricalisme puritain reprochait de verser dans la débauche, l’hédonisme n’était-ce pas ce que les exploiteurs eussent réussi de mieux dans leur existence si leur terreur des exploités ne les avait condamnés à de hâtives et secrètes compulsions ? Le privilège des prolétaires s’émancipant et du travail qui les salarie et de ceux qui en tirent la plus-value, c’était précisément d’accéder à la jouissance d’eux-mêmes et du monde.
La jouissance et sa conscience, aiguisée à la parfaire, possèdent assez la science de se libérer de ce qui les entrave ou les corrompt ; demandez à ceux qui apprennent à s’aimer !
Ce qui est vrai de l’amour est vrai de la paresse et de sa jouissance. Nous sommes souvent loin du compte. Un reportage sur les paysans brésiliens privés de terres, alors que de grandes étendues demeurent en friche aux mains de propriétaires soucieux seulement d’en garder la propriété, les exhibait dans une longue marche de la misère, brandissant des croix, curés en tête, car l’Eglise les pourvoit quotidiennement d’une galimafrée de riz et de haricots. Par souci médiatique d’objectivité s’interposait, selon les lois du montage, un banquet où les propriétaires terriens se servant abondamment de saucisses et de côtes d’agneau arguaient de leur bon droit et protestaient contre les attaques dont ils s’estimaient les victimes.
Entre la misère des notables apeurés et l’apitoiement des dépossédés, on se prenait à penser que les premiers n’ont pas la jouissance de leurs terres parce qu’ils n’en ont que la propriété et que les seconds, à qui en reviendrait la jouissance, ne se mettent guère en disposition de jouir de quoi que ce soit.
La situation est moins archaïque qu’il n’y paraît. L’Europe voit aujourd’hui une classe bureaucratique racler les fonds de tiroir du capital afin de les faire fructifier en circuit fermé, sans investir dans de nouveaux modes de production. Et les prolétaires, à qui l’on a remontré que le prolétariat n’existe plus, excipent de leur diminution de pouvoir d’achat dans l’espoir qu’un grand mouvement caritatif suppléera à la suppression des acquis sociaux, aux baisses de salaires, à la raréfaction du travail utile et au démantèlement de l’enseignement, des transports, des services sanitaires, de l’agriculture de qualité, et de tout ce qui n’accroît pas par une rentabilité immédiate la masse financière mise au service de la spéculation internationale.
La seule utilité désormais reconnue au travail se limite à garantir un salaire au plus grand nombre et une plus-value à l’oligarchie bureaucratique internationale. Le premier se dépense en biens de consommation et en services d’une médiocrité croissante, la seconde s’investit en spéculations boursières qui prêtent de plus en plus à l’économie un caractère parasitaire.
L’habitude s’est si bien implantée d’accepter n’importe quel travail et de consommer n’importe quoi pour équilibrer cette balance des marchés qui règne sur les destinées comme la vieille et fantomatique providence divine, que rester chez soi au lieu de participer à la frénésie qui détruit l’univers passe étrangement pour scandaleux.
Un de ces ministres dont la machine administrative, à l’instar du gigantesque appareillage qui parasite la production de biens prioritaires, dévore des milliards, n’a pas craint de dénoncer, avec l’approbation des gestionnaires de l’information, ces nouveaux privilégiés que sont les allocataires de revenus minimums, les cheminots retraités, les bénéficiaires de soins de santé, bref des gens qui tirent plaisir de leur sommeil alors que les autres dorment pour un patron dont l’argent ne cesse de travailler.
Qu’il se soit trouvé des prolétaires, pourtant RMistes en puissance, pour acquiescer secrètement à la refonte sémantique des mots achetés par le pouvoir, n’est pas le simple effet de l’imbécillité grégaire. Il plane sur la paresse une telle culpabilité que peu osent la revendiquer comme un temps d’arrêt salutaire, qui permet de se ressaisir et de ne pas aller plus avant dans l’ornière où le vieux monde s’enlise.
Qui, des allocataires sociaux, proclamera qu’il découvre dans l’existence des richesses que la plupart cherchent où elles ne sont pas ? Ils n’ont nul plaisir à ne rien faire, ils ne songent pas à inventer, à créer, à rêver, à imaginer. Ils ont honte le plus souvent d’être privés d’un abrutissement salarié, qui les privait d’une paix dont ils disposent maintenant sans oser s’y installer.
La culpabilité dégrade et pervertit la paresse, elle en interdit l’état de grâce, elle la dépouille de son intelligence. Quelle plus belle occasion que les grèves pour suspendre ce temps où chacun court à ne s’attraper jamais, s’échine à être ce qui lui répugne et à n’être pas ce qu’il aurait désiré, mise sur la retraite, la maladie et la mort pour mettre fin à sa fatigue.
Un arrêt de travail devrait propager la bonne conscience de la paresse, encourager à ce repos salutaire qui épargnerait bien des frais de santé. Il n’y faut qu’un peu d’imagination. Nous nous croisons les bras, diraient les cheminots, nous instaurons la gratuité du temps et de l’espace et, pour votre délassement, nous allons nous relayer pour faire circuler les trains et vous permettre de parcourir la France entière sans rien débourser. Vous continuerez à gagner usines et bureaux ? À votre guise ! Peut-être apparaîtra-t-il à certains que la paresse est plus créative que le travail.
Mais non ! Avouer que la grève est une fête est une insulte à ceux qui persistent à trouver de la dignité dans l’esclavage du travail. Il faut, dans l’ordre des choses qui nous gouvernent, que la grève soit une malédiction, comme la paresse. On respire à regret un peu d’air frais avant de reprendre vaillamment la route de la corruption et de la pollution.